Comment identifier nos origines ancestrales ?
Il existe malheureusement très peu de sources historiques, familiales ou documentaires pour identifier nos ancêtres Juif marocains. Au mieux, nous avons connaissance d’un ou de deux ancêtres nés au 18e ou au 19e siècle parce qu’ils ont appartenu à une lignée rabbinique ou parce qu’ils se sont distingués par leurs actions ou leur position sociale.
[Cet article a été publié pour la première fois dans l’édition de décembre 2021 de la revue Culture Sépharade.]
L’étude de l’ADN pourrait être utile pour déterminer avec un certain degré de précision notre origine ancestrale tant comme communauté que comme individu.
Nous avons chacun hérité de l’ADN de nos deux parents, qui l’ont eux-mêmes reçu de leurs deux parents (nos quatre grands-parents), etc. Ainsi, le nombre d’ascendants doublant à chaque génération, notre ADN est constitué d’une mosaïque d’une multitude de minuscules fragments d’ADN provenant chacun d’un de nos différents ancêtres. Si on considère qu’une génération dure 30 ans, une personne née dans les années 1970 a environ 256 ancêtres nés aux environs de 1700, 512 ancêtres nés en 1670 et quelques milliers nés autour de 1610 (2G-1 où G est le nombre de générations).
La communauté juive marocaine étant enclose, il était assez fréquent qu’au cours des générations qui nous ont précédées les conjoints aient été apparentés. Ce processus appelé endogamie en généalogie génétique réduit considérablement le nombre potentiel d’ancêtres. Cette endogamie peut également résulter d’un nombre limité de personnes ayant fondé la communauté comme c’est le cas des ashkénazes. Toutefois, comme en témoigne la diversité génétique des Juif marocains, l’endogamie au Maroc est plus liée aux mariages fréquents entre membres d’une même famille qu’à un nombre réduit d’individus qui auraient fondé cette communauté. Dans tous les cas, il serait quasiment impossible de reconstituer l’ADN de nos ancêtres pour en déterminer leur origine par l’ADN des juifs contemporains. En effet, ce dernier est constitué d’une mosaïque de minuscules segments provenant chacun d’une multitude d’ancêtre différents non identifiés du fait du manque de source généalogique.
Comment procéder pour déterminer l’origine de nos ancêtres par l’ADN ?
Il existe deux entités génétiques qui restent, heureusement, inchangées au cours de la transmission de génération en génération (voir Figure 1). La première est l’ADN mitochondrial (ADNmt) transmis par la mère à tous ses enfants, la seconde est le chromosome Y transmis de père en fils.
Que nous soyons un homme ou une femme, notre ADNmt est identique à celui de notre mère qui l’a elle-même hérité de sa mère, etc. L’ADNmt identifie la lignée matrilinéaire, celle de notre plus lointaine aïeule qui a engendré une lignée de filles jusqu’à nous. Toutefois, si l’ADNmt pourrait être utile pour connaitre l’origine de notre lignée matrilinéaire, ces informations restent limitées. En effet, si l’étude de l’ADNmt est essentielle pour déterminer les flux migratoires des populations sur plusieurs dizaines de milliers d’années, il s’agit d’un segment d’ADN relativement court (moins de 20000 paires de bases contre 3 milliards pour l’ensemble du génome) et il varie assez peu au cours du temps. Par ailleurs, le fait qu’il soit de transmission maternelle stricte ne le corrèle pas à la transmission du patronyme. Ces caractéristiques font que c’est aujourd’hui un marqueur, d’une part, peu étudié et peu testé et d’autre part peu utile pour la datation d’une ancêtre commun entre deux individus qui ont le même ADNmt.
Le chromosome Y est transmis d’un père à son fils de façon quasi inchangée. De sorte que les hommes héritent du même chromosome Y que celui de leur ancêtre patrilinéaire (de la lignée strictement paternelle) qui a vécu il y a plus de 1000 ans. Tous les hommes issus de la même lignée ont des chromosomes Y semblables. Les discrètes modifications acquises avec le temps (environ une mutation toutes les 2 ou 3 générations), permettent de dater l’ancêtre commun le plus récent entre 2 individus porteurs de deux chromosomes Y semblables.
Fig. 1 : Transmission patrilinéaire du chromosome Y et matrilinéaire de l’ADN mitochondrial (Crédit, Adam Brown, « Avotaynu »).
L’étude « Avotaynu » sur les Juifs marocains
La Fondation Avotaynu (avotaynuonline.com) s’est donné pour mission de recenser l’ensemble des ancêtres du peuple juif par l’examen du chromosome Y des hommes juifs contemporains. Ce faisant, elle a développé la base de données de chromosome Y juifs la plus importante aujourd’hui disponible.
Sur les 9000 hommes juifs étudiés par Avotaynu, environ 8000 sont ashkénazes et 1000 sont sépharades originaires de la péninsule ibérique ou d’Afrique du Nord, des Juif orientaux de Syrie, d’Iran, d’Irak ou du Yémen ou des Juif d’origine grecque ou turque.
Parmi les Juifs sépharades étudiés, environ 180 sont marocains et environ 100 sont algériens ou tunisiens. L’étude « Avotaynu » des Juifs marocains est toujours en cours. Les personnes souhaitant y participer peuvent contacter les gestionnaires de l’étude : Adam Brown(adam.brown@avotaynudna.org) ou Raquel Levy-Toledano (rletole@gmail.com).L’étude est réalisée sous l’égide de plusieurs instituts de recherche, dont le Technion à Haifa, et a été approuvée par le comité d’éthique de ces institutions. La participation est totalement gratuite et anonyme.
À ce jour, « Avotaynu » a recensé un peu plus de 600 ancêtres juifs (ashkénazes et non-ashkénazes) différents. Parmi ces derniers, un peu moins de 120 sont ashkénazes (environ 80 branches majeures et 40 branches mineures). Certains sont communs avec les sépharades soit parce qu’ils sont d’origine ibérique et ont migré secondairement vers les pays ashkénazes, soit parce qu’il s’agit de lignées très anciennes originaires du Moyen Orient dont les descendants ont secondairement migré les uns vers les pays sépharades, les autres vers les pays ashkénazes. Tous les autres ancêtres identifiés par le chromosome Y, soit environ 500 ancêtres identifiés à ce jour, sont sépharades, orientaux ou grecs (Figure 2).
Pour ce qui concerne les Juif marocains (180 étudiés au moment de l’écriture de cet article), nous avons dénombré au moins 95 ancêtres différents et, l’étude étant toujours en cours, nous en identifions de nouveaux tous les jours ! Ces ancêtres sont généralement distincts des ancêtres ashkénazes, mais sont souvent communs aux Juif algériens et tunisiens.
Fig. 2 : Nombre d’ancêtres identifiés par l’étude du chromosome Y
Dès lors, une première conclusion s’impose : la diversité génétique des ancêtres juifs sépharades en général et des Juifs marocains en particulier (et, par extension, celle des Juifs algériens et tunisiens) est beaucoup plus importante que celle des Juif ashkénazes.
Les ancêtres des Juifs marocains sont pour la plupart originaires du Moyen-Orient
Les résultats observés sont globalement conformes à la tradition orale des Juifs marocains. Qu’ils aient séjourné dans la péninsule ibérique (megorashim) ou qu’ils aient vécu au Maroc depuis plus de 2000 ans (toshavim), pour la plupart, les ancêtres des Juifs marocains sont originaires de la Terre Sainte qu’ils auraient quittée au moment de la destruction du Premier ou du Deuxième temple. Il n’est toutefois pas exclu que l’arrivée de certains Juifs du Moyen Orient coïncide avec celle des phéniciens (1500 à 1000 ans avant J.C.) ou aient été concomitante de la conquête arabe (vers l’an 700 de notre ère).
De plus ces résultats confirment les flux migratoires connus des Juif d’Afrique du Nord (Figure 3). Ils indiquent, en outre, l’extrême mobilité des Juifs marocains. En effet, par les correspondances de chromosomes Y retrouvées entre les Juifs marocains et les autres populations, notamment ibériques, tout laisse penser que les allers et retours entre le Maroc et l’Espagne, mais aussi le Portugal, étaient constants, et ce, probablement avant les inquisitions espagnoles de 1391 et 1492. Les flux migratoires entre le Maroc et l’Amérique du Sud (Brésil, Argentine), peut-être via l’Espagne, sont eux probablement plus récents, au moment du boom du caoutchouc du milieu et de la fin du 19e siècle. Les multiples correspondances de chromosomes Y entre les Juif marocains, algériens et tunisiens témoignent de la proximité et des échanges entre les communautés juives d’Afrique du Nord.
Fig. 3 : Flux migratoires des Juifs de 547 av. J.-C. à 1650 (Crédit, Adam Brown, « Avotaynu »)
Des ancêtres communs avec des Hispaniques et des Américains du Sud
Enfin, cette étude révèle une communauté d’ancêtres entre les Juifs marocains et de nombreux Hispaniques et Américains du Sud. Ces derniers sont probablement des descendants de « Nouveaux Chrétiens » qui ont renoncé au judaïsme après l’inquisition ou de marranes, des Juifs qui ont secrètement pratiqué le judaïsme après 1492. Lesquels auraient eu un ancêtre commun avec les Juifs marocains contemporains dont l’ancêtre, lui, a fui la péninsule ibérique pour se réfugier au Maroc.
Les patronymes des Juifs marocains actuels sont généralement très anciens
Contrairement aux ashkénazes qui ont vu leur nom se modifier considérablement au cours des périodes récentes, les patronymes des Juifs marocains ont été assez souvent conservés au cours du temps. Cela est indéniablement le cas des Cohen, qui en outre ont un chromosome Y proche de celui des Cohen (ou des hommes à tradition Cohen) ashkénazes, de certains Levy, de patronymes aux orthographes variables tels que Abitbol, Botbol ou Street, Shitrit, Chetrit, Benchetrit (Notons qu’une majorité de Cohen ou Levy ashkénazes ont gardé leur fonction sacerdotale, mais ont parfois perdu leur nom). Ainsi, dans notre étude, qu’elles soient originaires de la même région ou de régions différentes du Maroc, les personnes portant le même nom ou des noms assez proches ont généralement un chromosome Y semblable. Le plus souvent, l’ancêtre commun le plus proche a vécu il y plus de 300 ans, parfois même il y a plus de 600 ans !
Conclusion L’étude du chromosome Y des Juifs marocains est extrêmement riche d’enseignements. Nos ancêtres seraient pour la plupart originaires du Moyen-Orient et ont le plus souvent migré vers l’extrême Ouest de la méditerranée il y a plus de 2000 ans. De nombreux Juifs marocains ont des ancêtres communs avec des Hispaniques contemporains, espagnols ou américains du Sud. Les similitudes de chromosomes Y de deux Juifs marocains portant le même nom, associées à la date de l’ancêtre commun le plus proche suggèrent que certains patronymes Juif marocains sont très anciens et ont été conservés au fil du temps.